Jean-François

AMIGUET

cinéaste

EXTRAITS DE LIVRES ET INTERVIEW

SCHWEIZER FILMREGISSEURE IN NAHAUFNAHME
Andrea Sailer

Porträt - Bonusmaterial - Filmografie - Setbilder - 2011

LE CINEMA SUISSE FRANCOPHONE 1976-1985
Freddy Buache

La jacinthe d'eau - 1978, Alexandre - 1983

HISTOIRE DU CINEMA SUISSE 1966-2000 - Tome 1
Hervé Dumont et Maria Tortajada

Alexandre - 1983

HISTOIRE DU CINEMA SUISSE 1966-2000 - Tome 2
Hervé Dumont et Maria Tortajada

L'Ecrivain public - 1993, La Méridienne - 1988

GUIDE DES FILMS A-K : 1895 - 1995 - Edition du centenaire du cinéma
Jean Tulard

L'Ecrivain public - 1993

GUIDE DES FILMS L-Z : 1895 - 1995 - Edition du centenaire du cinéma
Jean Tulard

La Méridienne - 1988

LE CINEMA SUISSE 1898 - 1998
Freddy Buache

Alexandre - 1983, La Méridienne - 1988, L'Ecrivain public - 1993
INTERVIEW REALISEE PAR PATRICK FERLA

PATRICK FERLA (PF)

Quelle inspiration, quelle rencontre ont présidé à la naissance de « SAUVAGE » ?

JEAN-FRANÇOIS AMIGUET (JFA)

Les mécanismes du malentendu nourrissent chacune de mes fictions. Pour « SAUVAGE », tout est parti d’une scène vécue dans un restaurant lausannois. La serveuse qui est venue ce soir-là prendre la commande avait une vingtaine d’années. Je lui ai demandé : « Tu es Tina ? ». Elle ne m’a pas répondu mais, d’un léger sourire, a paru acquiescer. En réalité, je m’étais trompé. Je l'avais prise pour la fille d'une femme avec qui j'avais vécu quinze ans plus tôt et qui avait alors 7 ou 8 ans. J'avais pensé que cette petite fille, que je n’avais jamais revue depuis, était devenue cette jeune femme qui se tenait là, devant moi. Au moment de régler l’addition, je l’ai interrogée à nouveau : « Tu es bien Tina ?! ». Et là, clairement, elle m’a répondu que ce n’était pas le cas. Aussi, pendant ce repas, avais-je échafaudé tout un scénario peut-être inspiré par une forme de culpabilité. Quand on se sent coupable — à tort ou à raison, d’ailleurs —, on imagine des choses. On se fait son « petit cinéma »…

PF

Comment cette scène du restaurant s’est-elle développée dans le travail d’écriture ?

JFA

Très vite, j’ai voulu raconter l’histoire de la relation entre un homme de mon âge et une jeune femme que cet homme imagine retrouver après de nombreuses années. Que projette-t-on dans ce type de rencontre ? Au moment d’écrire le scénario, soucieux d’atteindre une forme d’épure, j’ai décidé de transposer cette scène originelle dans un décor de montagne enneigé et de resserrer l’intrigue pour ne montrer que ces deux personnages.

PF

Deux personnages qui habitent l’écran. Des autres protagonistes, on ne fait qu’entendre leurs voix. C’est un choix délibéré…

JFA

…Absolument. J’ai toujours été fasciné par la manière avec laquelle Mankiewicz, dans « Le Limier », parvient à nous raconter une histoire qui fourmille de rebondissements mais ne met en scène que deux personnages.

PF

Tu fais d’Adriana, jouée par Clémentine Beaugrand, un personnage complexe. On devine qu’elle possède un talent artistique mais, au début de « SAUVAGE », elle est proche d'une SDF. Quel trajet de la serveuse lausannoise à la figure d’une jeune femme démunie ?

JFA

Je malaxe la réalité et me réapproprie le personnage réel pour l’inscrire dans mon imaginaire. De surcroît, je voulais absolument que mes deux personnages exercent une activité artistique.

PF

Pourquoi ce choix ?

JFA

Nous traversons une période où le matérialisme triomphe et je pense que l'acte créateur donne du sens à la vie. Dans le film, Bernard construit ses mobiles dans la montagne alors qu’Adriana « gribouille » sur les trottoirs.

PF

Elle le fait aussi pour survivre : ses dessins lui rapportent un peu d’argent.

JFA

Adriana est contrainte de faire la manche car elle vit en marge de la société, coupée de sa famille. Mais il y a autre chose : à un moment donné, j'ai eu envie d’approcher, dans la réalité, des êtres qui ressemblaient à mes fantasmes. Un jour, Tieri Briet, mon scénariste, m’a dit : « Moi, ton type, je le connais. Il vit parfaitement seul dans la forêt tout près de chez moi et crée des mobiles qui tournent dans le ciel et que personne ne voit jamais ».

PF

Et ce type, qui se prénomme Tristan, tu l'as rencontré ?

JFA

Oui ! C'est même lui qui est venu, dans le Mercantour, installer les mobiles pour le film.

PF

Comment t’est-il apparu ?

JFA

Tristan m’est apparu extraordinairement proche du personnage de Bernard qu’interprète Jean-Luc Bideau dans « SAUVAGE ». Lorsqu’il a lu le scénario, il s’est senti si proche de Bernard qu’il a plongé dans une grave crise existentielle. Une crise existentielle qui aurait pu le conduire au suicide…

PF

Mais Tristan est bien vivant aujourd’hui…

JFA

Oui… des amis, Tieri Briet notamment, l'ont convaincu qu’il n’avait pas fini son œuvre. Qu’il devait vivre. Voilà pour le personnage masculin. Côté féminin, c’est encore Tieri qui me glisse : « La fille, je la connais aussi. J'étais dans une manif à Toulouse, elle manifestait contre le projet de percement d'un tunnel à travers les Pyrénées. C'est une fille très engagée. Elle s'est fait attacher à un bulldozer à l'entrée du tunnel, elle a fait de la taule, elle fauche les plantations OGM, je vais la revoir pour le film ». Ce qui fut fait.

PF

Une démarche inspirée du réel ?

JFA

Inspirée du réel, en effet. Ce qui m'intéresse, c'est de vérifier que ce que j'imagine de plus insensé existe… dans la réalité !

PF

Faisons connaissance avec Clémentine Beaugrand. Est-elle actrice de profession ?

JFA

Elle a joué dans un film de Jacques Doillon, « Le premier venu ». Mais Clémentine Beaugrand vient plutôt des arts plastiques et a exploré beaucoup d’autres domaines artistiques. Lorsqu’elle a découvert le scénario de « SAUVAGE », elle s’est tout de suite sentie être le personnage qu’elle devait incarner. A partir de là, son engagement a été considérable. En stylisant sa présence à l’écran, Clémentine Beaugrand accomplit un véritable travail de création. Je dirais qu’elle a traversé les apparences pour « scanner » l’âme de cette jeune femme rebelle.

PF

Précisément : dans « SAUVAGE », que recherche cette jeune femme ?

JFA

Elle recherche, elle… se cherche un père. Mais, si sa raison lui commande d’éviter un homme ayant l'âge de son géniteur, son inconscient l’attire vers Bernard, qui en est très proche, et qu'elle détestera tout de suite puisqu’il a tué son chien. Jusqu'au moment où elle se dira : « Je dois dépasser ma haine du monde ».

PF

Il y a un moment, dans « SAUVAGE », où le spectateur se demande si Adriana n'est pas la fille oubliée, reniée ou perdue, de Bernard.

JFA

On est vraiment là sur le fil de l’ambiguïté. Pourtant, au cours du récit, on apprendra clairement qu'elle n'est pas sa fille. J'aime que le spectateur soit actif, qu'il s’interroge sur le statut de ce personnage et qu’il finisse par relativiser ce questionnement face à la tournure plus intense, plus intime, que prennent les événements.

PF

Tu veux dire que le personnage incarné par Clémentine suit un chemin de rédemption ?

JFA

Exactement. Elle va apprendre la relation à l’Autre et découvrir tout ce que cette démarche implique de difficultés et de souffrances...

PF

…la rencontre de deux solitudes ?

JFA

Disons de deux solitudes habitées. Adriana va découvrir que Bernard est un artiste et qu’il vit dans la proximité d’une louve blanche.

PF

La louve blanche : quel signe, quelle signification ?

JFA

La louve blanche qui accompagne Bernard est une passeuse d’âmes ! Dans bien des cultures, on confie au loup l’accompagnement des morts vers l’au-delà. Il est un médium entre l’ici-bas et le Ciel.

PF

Comment, concrètement, tourne-t-on avec un loup ?

JFA

Il faut s’armer de patience. Apprendre au loup à entrer dans un cabanon, à ne pas craindre l’équipe technique. Jouer sur les odeurs et la voix des personnes qui le nourrissent depuis des années.

PF

Clémentine Beaugrand est Adriana, Jean-Luc Bideau Bernard. Qu’a suscité ce rôle chez Jean-Luc ?

JFA

Ce rôle a suscité chez lui la profonde envie d’exprimer son intériorité. L’envie de jouer sur des regards, l’envie de jouer des silences. Sur le plateau, une connivence très forte s’est très vite installée entre Clémentine et Jean-Luc. Jouer des silences, jouer sur des regards, disais-je. Eh bien ! Cette connivence nous a permis de supprimer les trois quarts des dialogues ! Un arc d’échange intense subsistait entre eux. J’ajoute, à propos de Jean-Luc Bideau toujours, qu’avec mon producteur, Pierre-André Thiébaud, nous souhaitions depuis très longtemps collaborer avec le Jean-Luc que nous avons adoré dans les chefs-d’œuvre de Soutter, Tanner et Goretta.

PF

Dans « SAUVAGE », la nature est un personnage du film. Un personnage intimidant ?

JFA

Dès mes premiers courts métrages, j'ai voulu montrer qu’un enjeu fondamental marque la relation de l'homme et de la nature. Ce qui me plaît dans les personnages de « SAUVAGE », c'est qu'ils n’exploitent pas la nature : ils sont constamment dans une relation d’échange et de don avec elle. Or, dans le monde qui nous entoure, c’est tragiquement différent. Depuis plus d’un siècle, l’homme utilise la nature pour en tirer des richesses et faire du profit.

PF

Deux mots, encore. Je repère dans la matière, dans l’écriture du film, trois genres cinématographiques différents : le thriller, le western et le road-movie. Etait-ce prédéterminé ?

JFA

J'aime bien, à l’intérieur d’un même film, passer d'un genre à l'autre. Avec « SAUVAGE », je voulais que le film commence comme un thriller pour favoriser l’identification au personnage d’Adriana et qu’ensuite on se retrouve dans une sorte de western, avec des menaces de mort et des coups de feu. Pour conclure sur une sorte de road-movie existentiel où la montagne tiendrait lieu de voyage.

PF

D’où une dimension proche du conte…

JFA

Oui, avec des personnages archétypiques. A commencer par le grand méchant loup qui en fait voir de toutes les couleurs au Petit chaperon rouge. Mais la réalité est évidemment beaucoup plus complexe…

PF

L’héroïne n’est pas si sage, en effet…

JFA

Adriana est révoltée mais c’est une jeune femme révoltée qui se transforme. Pour imprimer son personnage et celui de Bernard dans les tonalités du conte, pour les soumettre aux pouvoirs d’une régression qui les amène à s’approcher d’eux-mêmes au plus profond, j’ai souhaité qu’ils se retrouvent, à deux ou trois reprises, dans une grotte. Dans ces moments-là, il n’y a plus de mots : tout s'exprime par des gestes, un énorme cri et quelques chuchotements…

Propos recueillis par Patrick Ferla le 5 juillet 2010